Histoire et Géographie

L’Histoire : Les aristocrates à la lanterne !

L’article : Serna, Pierre, « Les aristocrates à la lanterne ! », dans L’Histoire, no 511, septembre 2023, p. 44-49.

L’auteur : Pierre Serna est professeur des Universités à Paris I – Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Ses recherches portent sur les élites dans le processus révolutionnaire et sur la culture de la violence dans l’Ancien Régime.

Résumé : Le dossier de ce numéro, consacré à « La haine des élites, de Périclès à Trump », s’attache à analyser les causes et les formes de la défiance à l’égard des puissants. Dans un article introductif, Nicolas Delalande (professeur au Centre d’histoire de Sciences Po, spécialisé dans l’histoire de l’État, des inégalités et de la solidarité) justifie le choix de s’intéresser avant tout, ici, aux sociétés démocratiques, porteuses d’une promesse d’égalité des droits et d’égalité des chances (tout en rappelant le rôle de l’école dans la concrétisation de cette ambition méritocratique). Ce dossier s’appuie sur quatre situations : l’ostracisme à Athènes (par Patrice Brun), la détestation des élites lors de la Révolution française, l’anti-intellectualisme de la révolution maoïste (par Xiaohong Xiao-Planes), et la marche des chômeurs vers Washington en 1894, organisée par Jacob Coxey, un homme d’affaires populiste (par Jean-Louis Martin-Lamellet). Ce dossier insiste sur la permanence et l’instrumentalisation des mécanismes de cette vision dichotomique du monde social, économique et politique – une opposition entre le peuple et les élites – qui se manifeste régulièrement dans l’actualité. 

Dans son article, Pierre Serna estime que la défiance des Français à l’égard des élites remonte à la naissance de l’opinion publique au xviiie siècle et à la période révolutionnaire. Il observe ainsi une certaine « brutalisation » [concept élaboré par George Mosse – mais qui ne fait pas consensus – pour traiter des conséquences politiques et sociétales de la première guerre mondiale (N.d.A.)] de la société au cours des années 1750-1800, surtout au sortir de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Les auteurs de l’Encyclopédie s’interrogent eux aussi sur la violence de la société en s’intéressant à la haine et au fanatisme.

L’auteur constate que le corps social de l’Ancien Régime est miné par la « confrontation de haines » dans la seconde moitié du xviiie siècle. Les rumeurs jouent un rôle important dans le développement des tensions : « l’opinion, nouvelle reine du monde, façonne la part d’imaginaire outrancier dans la construction haineuse ». Les exemples sont nombreux : la rumeur d’enlèvement d’enfants en 1750 par les membres de la cour, le roi étant même mis en cause, ce qui occasionne des émeutes à Paris (phénomène également étudié par Arlette Farge) ; la levée du contrôle étatique du prix des céréales en 1775 qui favorise les railleries sur l’incompétence des ministres et même des rumeurs accusant les puissants (les élites économiques, la cour, le roi…) de chercher à affamer le peuple ; les haines diverses contre la politique fiscale du clergé, contre la noblesse, contre les gabelous, contre la reine Marie-Antoinette, souvent ciblée… La défiance généralisée à l’encontre des élites aristocratiques trouve un exutoire lors de la Grande Peur (20 juillet-6 août 1789), mouvement de violences occasionné par la rumeur d’un complot aristocratique.

Durant la période révolutionnaire, les liens entre les rumeurs et les périodes de violence sont bien établis : la crainte du « complot », parfois fondée, imprègne aussi bien le camp de la Révolution que celui de la Contre-Révolution. Pierre Serna remarque le rôle des « passeurs d’idées » (ou des « courtiers de messages politiques ») dans la canalisation des haines populaires vers des cibles définies. Jean-Paul Marat, notamment, théorise l’importance de la haine dans la révolution permanente, c’est-à-dire dans la destruction systématique de ceux qui exercent un pouvoir sur les autres. La détestation porte alors sur tous les tenants du pouvoir politique, social et économique. D’une part, cette haine doit construire une « frontière hermétique entre un “eux” à bannir et un “nous” à protéger ». D’autre part, Marat est aussi « L’Ami du peuple » : d’après lui, s’il faut haïr les grands, il faut également aimer les petits. Dans cette logique, la haine et la violence deviennent donc acceptables car elles conditionnent une promesse de bonheur, de bienveillance et d’une société fraternelle.

Le monde politique comprend rapidement qu’il est inutile de « lutter contre les rancœurs et ressentiments de l’opinion publique, à l’affût des abus, des corruptions […] des puissants ». Il faut seulement orienter cette colère populaire vers d’autres. En 1797, le Directoire invente par exemple le serment de haine (« je jure haine à la royauté, haine à l’anarchie »), ce qui permet d’instrumentaliser le sentiment de détestation en ciblant plus particulièrement certaines élites.

Intérêt pédagogique :

4ème

Thème 1 : Le xviiie siècle, Expansions, Lumières et révolutions (Chapitre 2 – L’Europe des Lumières : circulation des idées, despotisme éclairé et contestation de l’absolutisme ; Chapitre 3 – La Révolution française et l’Empire : un nouvel ordre politique et société révolutionnée en France et en Europe).

2nde

Thème 4 : Dynamiques et ruptures dans les sociétés des xviie et xviiie siècles (Chapitre 2 – Tensions, mutations et crispations de la société d’ordres).

1ère

Thème 1 : L’Europe face aux révolutions (Chapitre 1 – La Révolution française et l’Empire : une nouvelle conception de la nation).

Article de Kevin Porcher