L’article : Charles, Loïc, Orain, Arnaud, « Vincent de Gournay, l’anti-Colbert ? », dans L’Histoire, no 516, février 2024, p. 64-69.
Les auteurs :
Loïc Charles est professeur à l’Université de Paris 8 et est spécialisé dans l’Histoire de la pensée et des politiques économiques, notamment au xviiie siècle.
Arnaud Orain, est directeur d’études à l’EHESS et il se spécialise aussi dans l’Histoire des savoirs et des pratiques mercantilistes aux époques modernes et contemporaines.
Résumé : L’article revient sur le personnage de Jacques Vincent de Gournay (1712-1759), parfois surnommé « l’anti-Colbert » ou considéré comme un modèle du libéralisme économique, deux appréciations sur lesquelles les auteurs s’interrogent. Le parcours de ce personnage est intéressant à aborder dans le contexte de la bourgeoisie marchande et du commerce atlantique au xviiie siècle.
Vincent de Gournay est issu d’une famille négociante de Saint-Malo et, muni d’une solide éducation, il rejoint à 20 ans, en 1732, la maison Jamets, Verduc, Vincent et Cie à Cadix, ville qui a supplanté Séville dans les échanges entre l’Espagne et son empire américain. Depuis la fin de la guerre de Succession d’Espagne (traités d’Utrecht de 1713), les négociants français occupent une place non négligeable dans le commerce colonial de Cadix : grâce à leurs réseaux, ils participent à l’approvisionnement et à la constitution du fret des convois espagnols puis, au retour, ils redistribuent les « fruits des Indes » sur tout le continent européen. Les profits de Vincent de Gournay proviennent essentiellement de la revente des piastres sur les places d’autres pays européens – en profitant des cours avantageux des monnaies espagnoles – et de la spéculation sur les cours de la cochenille (insecte utilisé pour la teinture).
En 1739, la guerre de l’Oreille de Jenkins entre les Espagnols et les Britanniques (qui préfigure la guerre de Succession d’Autriche dans laquelle la France s’implique à partir de 1744) permet à Vincent de Gournay d’élargir son réseau. Chargé par la couronne de France de rapatrier les capitaux français bloqués dans les territoires espagnols, il arme un convoi à destination des colonies d’Amérique en 1746. L’année suivante, le convoi est de retour, chargé de piastres et de cochenilles, et il a également profité de l’occasion pour escorter plusieurs navires marchands qui regagnent ainsi l’Europe. Ce succès permet à Vincent de Gournay de gagner la confiance du secrétaire d’État à la Marine, le célèbre Maurepas, auprès de qui il développe ses théories économiques : il affirme que le commerce est indispensable pour assurer la puissance des États européens et qu’il faut développer une « classe de capitalistes marchands et patriotes » capables de développer leur fortune et leurs relations en temps de paix afin de les mettre au service du royaume en temps de guerre.
En 1747, Vincent de Gournay s’installe ainsi dans un hôtel particulier à Paris et se fait construire un château sur ses terres. À partir de 1751, il achète une place d’intendant du commerce et débute une carrière dans la haute administration royale : au sein du Bureau du commerce, où la plupart des membres sont des continuateurs de la politique colbertiste (c’est-à-dire l’asservissement des intérêts économiques et commerciaux à la puissance de l’État royal), il est le seul à venir du monde négociant. Dans ce contexte, Gournay défend alors une relative liberté du commerce et la valorisation du savoir-faire des négociants dans les politiques étatiques. L’échec d’un projet de réforme fiscale le pousse néanmoins à démissionner en 1758. Malgré son surnom, Gournay n’est pas tout à fait un « anti-Colbert » : s’il veut réformer le mercantilisme de Colbert, il prolonge d’une certaine manière la pensée de ce dernier en continuant à lier la puissance économique et la puissance publique. Le colbertisme est davantage remis en cause à la fin des années 1750 par les physiocrates qui prônent un libéralisme économique intégral.
Intérêt pédagogique :
- 4ème
Thème 1 : Le xviiie siècle, Expansions, Lumières et révolutions
Chapitre 1 – Bourgeoisies marchandes, négoces internationaux et traites négrières au xviiie siècle.
- 2nde
Thème 4 : Dynamiques et ruptures dans les sociétés des xviie et xviiie siècle.
Article de Kevin Porcher
Histoire et Géographie