L’article : Léonard, Yves, « Lisbonne, 1974 : le printemps des capitaines », dans L’Histoire, no 517, mars 2024, p. 30-41.
L’auteur : Yves Léonard est enseignant d’Histoire contemporaine à Sciences Po et est membre du CHSP. Il est spécialiste du Portugal et est l’auteur de Sous les œillets la révolution (2023).
Résumé : Dans ce dossier, Yves Léonard dresse le tableau d’un Portugal miné par le vieux régime salazariste au début des années 1970. Certes, Salazar quitte le pouvoir en 1968, remplacé par Caetano, mais les grands principes de son régime perdurent jusqu’à la révolution des Œillets en 1974. Déjà appauvris, les ménages portugais subissent par exemple de plein fouet l’inflation des prix consécutif au choc pétrolier de 1973. Si les contestations se multiplient dans les années 1960, la police politique – la PIDE – étouffe les mouvements d’opposition les plus avancés. L’Estado Novo de Salazar est à la tête du Portugal depuis 1933 mais ce régime conservateur et anticommuniste reste solide et est « protégé par son appartenance à l’Alliance atlantique, sur fond de guerre froide ».
Toutefois, la poussée de la politique coloniale par Salazar à la fin des années 1950 monopolise une grande partie des forces vives du pays, notamment en Angola et au Mozambique, où les cultures et les identités locales sont déniées. Le colonialisme du régime se crispe particulièrement en 1961 lorsque Nehru, récemment rapproché de l’URSS, envoie l’armée indienne récupérer la colonie portugaise de Goa. Ainsi, en 1973, les guerres coloniales absorbent la moitié des dépenses de l’État et mobilisent 140 000 soldats portugais. La contestation monte dans la jeunesse portugaise qui qualifie même la situation en Guinée-Bissau de « Vietnam portugais ». La communauté internationale désapprouve également les exactions de l’armée portugaise dans ces conflits. Des officiers portugais sont eux-mêmes rebutés par une politique coloniale jugée sans avenir et par une situation socio-économique de plus en plus difficile. En 1973, des militaires créent alors le MFA (Mouvement des Forces Armées) et ont pour ambition de renverser le régime, de mettre fin aux guerres coloniales et d’instaurer la démocratie.
La révolution proprement dite se déroule essentiellement durant la journée du 25 avril 1974. Yves Léonard propose à ce sujet de nombreux documents synthétiques sur cet événement : chronologie de cette journée, frise chronologique de la transition politique, cartes (p. 34-37). Les militaires insurgés rassemblés autour de jeunes officiers déterminés, comme Otelo Saraiva de Carvalho ou Salgueiro Maia, prennent le contrôle de points stratégiques à Lisbonne et à Porto (radios, aéroports, ministères, banques, casernes…). Durant cette journée, une fleuriste de Lisbonne distribue des œillets aux soldats révoltés, ce qui donne son nom à la révolution. En quelques heures, le régime tombe et Caetano part en exil au Brésil.
Néanmoins, la transition est longue et difficile vers un nouveau régime. En liesse le 1er mai 1974, le peuple exprime des espoirs de libertés et de droits nouveaux, d’une égalité entre les hommes et les femmes, ou encore d’une remise en cause du modèle capitaliste. Cependant, le coup d’État a été mené par des militaires ayant peu de liens avec les responsables politiques civils qui, eux-mêmes, doivent parvenir à s’organiser après des décennies sous un régime autoritaire. Durant plusieurs mois, le MFA conserve donc le contrôle des institutions provisoires pour préserver son programme des « 3D » (Décolonisation, Démocratisation, Développement).
Durant cette période de transition, l’unité de la révolution se lézarde rapidement entre les courants conservateurs et anticommunistes (soutenus par l’Espagne franquiste), les modérés et les procommunistes. Des tentatives d’insurrection contre le gouvernement provisoire échouent, par exemple celle menée par les conservateurs, le 11 mars 1975, puis celle menée par l’extrême-gauche, le 25 novembre 1975. Ces échecs permettent aux tenants de la démocratie pluraliste – les modérés – de s’imposer. Le 2 avril 1976, la Constitution est promulguée et, suite aux élections législatives du 25 avril 1976, Mário Soares forme le premier gouvernement de l’ère démocratique.
La révolution est terminée, avec plusieurs avancées à son actif, comme la démocratisation du Portugal, le droit de grève, le divorce légalisé, le salaire minimum… mais avec des espoirs déçus également pour les progressistes. En 1976, le Portugal reste encore marqué par l’héritage du régime salazariste (pauvreté, stratification sociale rigide avec la permanence d’un système patriarcal et machiste ou de la religiosité omniprésente, surtout dans les campagnes).
Désormais démocratique, le Portugal intègre la CEE en 1986, ce qui facilite la circulation des émigrés portugais vers leur pays d’origine alors qu’ils y étaient parfois criminalisés au temps de Salazar, surtout s’ils avaient quitté le Portugal pour des motifs politiques ou idéologiques. Toutefois, il n’y a pas de grand mouvement de retour au Portugal. En raison de la crise économique, le nouveau régime n’est par exemple pas en situation d’absorber les 800 000 Portugais qui vivent à ce moment en France, d’autant plus qu’il faut également réinstaller les 600 000 anciens colons portugais qui ont quitté le Mozambique et l’Angola après leur indépendance en 1975. Par ailleurs, les remises migratoires représentent aussi 8 % du PIB du Portugal dans les années 1970.
Même si plusieurs personnalités politiques des gauches européennes ont suivi de près la transition démocratique du Portugal en 1974-1976, la révolution des Œillets n’apparait pas pour autant comme un « modèle exportable » en tant que tel. En revanche, elle représente un espoir pour les peuples en quête d’une transition « par rupture » et pacifique vers la démocratie et elle est une source d’inspiration pour les révolutions « de velours » en Tchécoslovaquie ou « de jasmin » en Tunisie.
Intérêt pédagogique :
- Terminale : Thème 3 : Les remises en cause économiques, politiques et sociales des années 1970 à 1991
Chapitre 1 – La modification des grands équilibres économiques et politiques mondiaux
-Première HGGSP : Thème 1 : COMPRENDRE UN RÉGIME POLITIQUE : LA DÉMOCRATIE
Axe 2 Avancées et reculs des démocraties
Jalon 3 : D’un régime autoritaire à la démocratie : le Portugal et l’Espagne de 1974 à 1982.
Article de Kevin Porcher
Histoire et Géographie