Sous la direction de Marine Cellier, Amina Damerdji et Sylvain Lloret Classiques Garnier, collection Rencontres, 2021, 258 p.
Cet ouvrage rassemble les Actes du colloque Construction et déconstruction de la race dans les Caraïbes, de l'époque moderne à nos jours, organisé en février 2017 à la Casa de Velazquez. Dix contributions questionnent une notion de plus en plus convoquée dans l'espace public, la race.
La préface d'Audrey Célestine (U. de Lille) rappelle que dans l'espace caribéen, marqué par les impérialismes et la diversité linguistique, s'est constitué “un des plus importants laboratoires de façonnement de la fiction “race” “. Auteurs et autrices rassemblés ici nous convient donc à la généalogie de cette fiction pour circonscrire “ce qui la (la race) fait exister, la maintient, la modifie, l'ancre”. Dans cette optique, ils scrutent d'une part la race appropriée via le corps, à la fois véhicule privilégié des idéologies racistes, mais aussi levier d'une affirmation identitaire, et d'autre part, le contournement opéré vis-à-vis de la race, soit les formes données à son évitement. L'écriture autobiographique en offre une possible illustration, lorsqu'il s'agit de déconstruire cette fiction ''race'', à l'instar de l'oeuvre de l'écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé.
L'introduction de Marine Cellier, Amina Damerdji et Sylvain Lloret démontre toute l'importance d'une histoire de la race. Une définition de celle-ci par l'anthropologue J-L Bonniol, renvoie au symbole et à la biologie, puis l'étymologie convoque l'italien razza, désignant la lignée mâle d'une famille. La capacité “racialisante” des impérialismes coloniaux des XIXè-XXè siècles est abrodée, ou encore l'émergence à la charnière du XXIè siècle de termes euphémistiques (communauté, peuple, ethnie) par des institutions supranationales telle l'ONU. Enfin, l'examen des champs de la racialisation dévoile toute leur diversité depuis la biologie, l'art ou les discours politiques, jusqu'à la religion et à la littérature.
Deux parties organisent les dix contributions. La première partie de l'ouvrage s'intitule Les divers champs de la racialisation. Le premier texte, d'E. Dorlin, se focalise sur l'élaboration médicale du concept de race, promue par la médecine esclavagiste, branche de la médecine navale. Cette spécialité poursuit l'objectif de défense de la santé des blancs. Ensuite, C Célius mobilise le couple anthropologie-histoire de l'art, en Haïti au XIXè siècle, pour interroger très finement la représentation infériorisée du nègre. Son travail est illustré d'éloquentes représentations en noir et blanc de Toussaint Louverture ou du président Soulouque, révélatrices d'une racialisation esthétique. Puis S Nicolas examine la question haïtienne contemporaine en Jamaïque, qui suit un processus de problématisation construit par des discours politiques à l'encontre de la présence haïtienne. E Roulet a choisi d'étudier l'évolution de la population (habitants, nègres et sauvages) et surtout de la main d'oeuvre des Petites Antilles françaises au XVIIè siècle, séquence temporelle cruciale pour saisir la naissance et la justification d'un ordre hyper hiérarchisé. L'opposition entre colons et engagés - les 36 mois – est suivie de celle entre colons et esclaves, “désormais qualifiés de Blancs et de Noirs, qui ouvre la voie à une forme de racialisation de la société antillaise” (p109). T Harpin propose une étude comparative mettant en jeu l'oeuvre de Maryse Condé pour qui “la littérature est un territoire qui ne connaît pas les couleurs” (p 130), et celle de J-M Coetzee, nourrissant une réflexion post-raciale.
La seconde partie, Race et tabous, débute avec l'étude de J Daniel qui considère deux territoires, la Martinique, lieu de racialisation des débats sociétaux les plus disparates, et la France hexagonale, espace d'expression particulier de l'identité collective noire des migrants antillais, générateur d'enjeux concurrentiels, par exemple entre le CRAN et le CREFOM (Conseil représentatif des Français d'outre-mer), né en 2014. La question de la race dans la littérature cubaine est abordée par A Damerdji qui relève que le corps a été invisibilisé par la Révolution castriste, et que les œuvres littéraires ont été bien seules à exprimer les enjeux liés à la race sur cette grande île. A Morgado-Garcia exhume dans la presse périodique d'outre-Pyrénées la critique de l'esclavage noir-africain dans l'Espagne du XVIIIè siècle. J-L Bonniol analyse la pensée coloniale de la race, caractérisée par le couple biologie-mémoire, et sa diffusion hors de son foyer colonial, entre minoration et affirmation identitaire. Il observe très justement que “la race sert d'opérateur hiérarchique, dans le cadre d'une division du travail mondialisée”, articulée au départ au système esclavagiste (p180). L'ultime contribution, de M Renault, développe une passionnante réflexion sur les sciences récentes (généalogie, sociobiologie) et actuelles (la neuroéthique) de la race, témoignant de la force et de la pérennité des discours scientifiques dans la construction de la notion de race et la consolidation du racisme. Au total, la variété des prismes exploités par les chercheurs laisse entrevoir la richesse de l'objet étudié, apte à alimenter la réflexion du citoyen engagé dans la société, de l'enseignant, de l'artiste ou des élus. Enfin, les thèmes corrélés à la notion de race rappellent également des enjeux politiques quotidiens, nationaux, immédiats, enjeux parfois coincés entre diabolisations, réifications et indifférences.
Par Vincent Leclair
Présentation de l'éditeur :
Histoire et Géographie