Philosophie

Raccrocher par la philosophie

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Article de Jeanne-Claire Fumet paru dans Le Café Pédagogique du 19 décembre 2013

Lutter contre le décrochage scolaire, c'est une priorité et une urgence. Mais comment sortir des déclarations vertueuses et agir efficacement en classe ? Frédérique  Landœuer, professeur en classe relais, présente dans un double DVD la démarche qu'elle mène auprès de ses élèves depuis 2005. Une série de 4 films et un ensemble d'entretiens avec des chercheurs renommés (Serge Boimare, Albert Jacquard, Jean-Pierre Lebrun, Philippe Mérieu, Jacques Pain, Sébastien Pesce et Michel Tozzi), offre l'occasion d'une vraie réflexion sur la pratique et les écueils du métier. Fondée sur la discussion et l'analyse des mythologies, sa pratique tend à aider les élèves à se réapproprier l'aptitude à penser et à intérioriser leurs représentations. Une alternative particulièrement intéressante aux méthodes classiques de remédiation.

Socrate, encore et toujours...

La référence à Socrate, si souvent convoquée en pédagogie, ne semble pas cette fois-ci usurpée : non que le contenu d'enseignement atteigne aux dialogues platoniciens, mais parce que le souci de lever ce qui « empêche de penser », joue un rôle déterminant dans le travail réalisé par Frédérique  Landœuer auprès de ses élèves collégiens déscolarisés. Apprendre à penser, quand les croyances et les préjugés servent d'étayage vital, mais enferment dans des impasses intenables, n'est pas une mince gageure. Dans les séances filmées, Frédérique  Landœuer les met à l'épreuve du mythe platonicien de la caverne. Ce prisonnier qu'on détache pour le jeter dans le monde réel, dont il ignore les codes et le langage, loin des siens (« après il peut rentrer sans sa caverne, chez sa mère ?» se demande un élève) n'est pas tout à fait étranger aux élèves. L'occasion de discuter âprement de la légitimité des choix : partir, revenir, trahir les siens, essayer de les entraîner avec soi, au risque d'être rejeté ou tué ? Faire le choix de devenir soi-même, peut-être ? « Mais ils l'ont tué, Socrate ? »

La structure des mythes pour séparer les champs du savoir

Les questions qui émergent conduisent par tâtonnements à d’autres questions, selon des chemins pas toujours prévisibles. La réalité de l'expérience des élèves n'est jamais bien loin – condition pour garder leur attention – mais ne doit pas perdre le fil du sujet étudié dans le cours. Question de patience, d'une patience infatigable pour tisser et retisser la toile de leurs éparpillements, resserrer les fils de leur réflexion. Et la force des récits antiques opère : qu'en est-il des origines du monde, de la diversité des religions, des différences entre les hommes ou du passage de l'air dans notre corps ? Les questions, lestées de leur pesanteur symbolique, traversent le champ  au fil de la réflexion sur les récits antiques - « ça se peut pas, c'est de l'inceste ! » s'insurge un élève au récit de l'histoire d’œdipe. Devient alors possible – et nécessaire – de distinguer, séparer, classer les domaines du savoir et de la pensée, entre la science, qui admet hypothèses et preuves, la religion qui fournit des croyances, la philosophie qui interroge universellement nos incertitudes, et la mythologie indique sans les dire presque toutes les questions sans réponses.

En attendant le jugement

La réalité du quotidien, pour les élèves de Frédérique Landœuer, c'est aussi celle de Tarek, 15 ans, qui attend de passer en jugement pour un vol de voiture. Il avait obtenu un stage dans la police, mais son délit, qui l'a conduit en garde à vue pendant les vacances scolaires, ruine son projet. Il raconte avec extase son envol dans la voiture « empruntée », mais s'effondre à l'idée de la peine encourue. « Tu crains rien, t'es trop jeune – Faut faire ça quand on peut, qu'on est jeune », commentent ses camarades pour le réconforter. « C'est vraiment indispensable de faire ce genre de choses ? » demande l'enseignante. « La juge, elle est trop gentille ! » tranche un autre. « Elle n'a pas à être gentille », précise encore l'adulte. Le rappel des exigences se fait toujours sans moralisme, sans effusion affective, l'autorité est fondée sur la confiance réciproque, mais sans ostentation. Le travail scolaire se fait, même quand l'échange semble déraper ou quand le comportement vacille. L'adaptation à l'imprévu est permanente, la pratique est sans filet. Un engagement que l'on sent total, chez l'enseignante, mais qu'on devine épuisant.

« Il faut accepter d'avancer sans certitudes »

 « Il arrive que nous rencontrions des résistances, dans les formations proposées aux enseignants de collège. Certains groupes ont peur de changer, admet Frédérique Landœuer. Il y a trop d'incertitudes, on ne sait pas où on va et c'est angoissant. J'ai reçu une équipe de France 3, dernièrement : je ne savais pas du tout ce qui allait se passer en classe. On ne peut pas prévoir les réactions. En général, je pars des questions des élèves, je les range dans différents domaines (science, philo, mythe) et après j'y réponds. Selon les groupes, ce n'est jamais le même trajet. Je m'appuie plutôt sur les mythes de la Théogonie : Chaos, Gaïa, Ouranos, la guerre des dieux contre les titans, mais surtout je m'adapte au public. L'an dernier, j'ai travaillé comme maître E avec des classes de CM2 et de CE2, une heure par semaine en classe entière. Cette année, au collège, je fais les études du soir – je prends le prétexte des devoirs pour travailler sur leurs position d'élèves, leurs représentations, j'organise des discussions. Je m'occupe de groupes d'élèves en voie de décrochage, je les prends 2 ou 3 h par semaine en cours de philosophie. Avec un groupe de « révoltés », c'est le thème de la révolte, de la politique, de la liberté, du philosophe... En réalité, j'essaie de construire un pont entre l'intime et l'universel. L'ordre du discours et l'intime, c'est le plus difficile pour eux: ils sont dans l'expression directe, impulsive, sans distance. Ils ont un cahier de réflexion où ils écrivent et dessinent. Ils ont besoin de cette médiation extérieure pour se construire une intériorité.

Une méthode qui marche bien

C'est une méthode qui marche bien, il y a beaucoup de demandes de formation. Avec Sébastien Pesce, qui mène ce travail avec moi, nous ne pouvons les assurer toutes. Il y a une vraie demande d'aide de la part des enseignants de collège, qui sont affolés devant le nombre et l'ampleur des problèmes de lecture, d'écriture, de décrochage. Chacun s'empare à sa manière de l'idée de départ pour en faire autre chose, et souvent avec succès. L'institution nous soutient, les Inspecteurs nous encouragent, mais nous ne pouvons pas faire face aux demandes. »

Dans les projets de  Frédérique Landœuer, un livre à paraître début 2014, Les enfants de Gaïa, proposera une analyse approfondie de l'expérience filmée dans le DVD. En attendant, les films et la série d'entretiens qui les complètent, présentés en brèves séquences thématiques pour un usage en cours de formation, constituent un solide et passionnant apport à la réflexion sur l'échec scolaire, le  décrochage et les pratiques alternatives d'enseignement. 

Jeanne-Claire Fumet

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