Quand la philosophie fait son cinéma
Sous l'initiative d'un professeur de philosophie de l'académie de Lille, le festival international du court métrage philosophique scolaire est en train de naître. A Saint-Pol-sur-Ternoise, Pas de Calais, du 9 au 11 avril, ce fut un moment riche philosophiquement, instructif pédagogiquement et surtout passionnant cinématographiquement. Une cinquantaine de films ont été présentés.
Un pari artistique
L'idée du festival est de faire mettre la main à la pâte aux lycéens français. Il y a d'abord un pari pédagogique : est-ce que le fait de devoir construire un objet cinématographique ne pourrait pas permettre aux élèves de s'approprier différemment (voire mieux) les concepts philosophiques ? On peut aussi y percevoir une hypothèse épistémologique : si apprendre, c'est construire un savoir, le fait d'être mis au travail dans le cadre d'un projet de création artistique serait plus fidèle à ce que signifie penser que d'écouter le cours magistral d'un enseignant. Enfin, c'est une expérience artistique pleine et entière : comment rendre sensible un problème philosophique ? C'est un défi passionnant : par sa seule forme, il oblige et l'enseignant et les élèves à s'interroger sur cette transposition, ses conditions de possibilités, ses limites, etc. Faut-il traduire, c'est-à-dire partir de la philosophie écrite ou parlée pour passer au langage cinématographique ? Mais cela ne risque-t-il pas de conduire aux maladresses propres à la traduction ad hoc ? Faut-il penser directement dans la langue cinématographique, c'est-à-dire être tout de suite sensible à la dimension affective de la pensée, ce qui peut la rendre désirable, convaincante, touchante, etc ?
C'est là que se situe la première leçon du festival : nombre de courts métrages tombent dans le didactisme, c'est-à-dire se contentent de filmer des simili-cours. Dans les réalisations les plus atrophiées en termes d'imaginaire, on a tout simplement un exposé filmé. Beaucoup d'élèves ne se saisissent pas de la puissance de l'art qu'on leur demande d'investir : ils n'ont aucune idée. La vertu du dispositif est de rendre criante la non-appropriation des idées philosophiques : verbeux, ces courts métrages singent ce qu'on peut faire de pire dans l'enseignement, à savoir une logorrhée indigeste et désincarnée, donc inintéressante. Les courts métrages français tombent plus facilement sous ce travers... Le collègue qui organise le festival (et dont les élèves sont les plus nombreux participants) était tenté d'y voir la nécessité d'une auto-critique sur sa manière d'enseigner, mais c'est sans compter sur le fait qu'on retrouve ce travers, plus ou moins marqué, dans à peu près tous les cours métrages français. C'est donc sans doute la tradition de l'enseignement philosophique à la française qui voit là se dessiner in vivo les effets de ses méthodes, et plus généralement le système scolaire français – qui met finalement peu les élèves en activité de création. Si j'évoque la nationalité des productions, c'est parce qu'une des grandes surprises du festival fut la participation enthousiaste de classes venant de divers pays européens.
Les vertus de l'altérité : une dimension européenne salutaire
La plus grande leçon du festival en termes de pédagogie et de réflexion sur l'institution scolaire, c'est la différence de ton des courts métrages étrangers. Malgré sa grande jeunesse, le festival trouble par son statut déjà européen. Rien moins que six pays étaient présents : la France bien sûr, mais aussi la Norvège, la Bulgarie, l'Italie, le Portugal et la Pologne. Si une telle présence est bien sûr due à l'impulsion donnée par le collègue Clovis Fauquembergue, pareille sollicitation a été lancée envers les collègues français. L'académie de Lille bénéficie d'une liste de diffusion efficace entre professeurs de philosophie, qui a favorisé la publicité, au sens littéral du terme, de l'initiative. Or, il faut constater la très faible participation des collègues de philosophie français : deux seulement. Le festival a donc pris une ampleur européenne d'abord par défaut de participation des collègues français. Il est étonnant que lorsqu'un collègue propose une telle initiative elle soit perçue à l'étranger comme désirable, et aussitôt investie (sous diverses formes, nous le verrons) par des collègues étrangers, mais relativement boudée ici.
Mais revenons aux différences marquantes. J'en retiens trois principales. Premièrement, beaucoup de courts métrages français furent tournés dans l'enceinte de l'établissement scolaire, ce n'est le cas de quasiment aucun court étranger. Que signifie cette absence d'évasion ? A quoi est dû cet auto-enfermement dans les murs de l'école ? Pourquoi ne pas avoir pensé à tourner en dehors ? Deuxièmement, les courts métrages français n'ont dans leur distribution que des acteurs lycéens : véritable auto-forclusion à une classe d'âge. Les courts étrangers mettent en scène des enfants, des adultes, des vieilles personnes. Pourquoi ne pas oser solliciter des personnes étrangères au projet pour les y inclure ? Enfin, il est frappant de voir la puissance existentielle, incarnée, des questionnements dans les courts métrages étrangers, alors que les courts français sont trop souvent inhabités : en tant que spectateur on n'y croit pas. Il y a trop souvent une révérence aux « noms » : citations pompeuses qui tombent trop souvent comme un cheveu sur la soupe, « cours » verbeux et rébarbatifs qui sonnent faux, etc. Pourquoi la glue des stigmates scolaires les plus caricaturaux imprègne-t-elle à ce point les œuvres françaises ?
On le voit, la dimension européenne du festival est passionnante et heuristique pour un enseignant français : le contraste des productions invite à se poser nombre de questions, rend désirable de participer au festival avec une de ses classes pour tenter l'expérience et essayer de lutter contre l'atrophie de l'imaginaire qui ne peut être que le résultat d'un apprentissage – au sens où Charlotte Nordmann parle, à propos de l'École, de la « fabrique de l'impuissance ». Non, les jeunes Français n'ont pas moins d'imagination que les autres, celle-ci a seulement été mise au ban de l'École par des processus complexes de verrouillage qu'il serait intéressant d'analyser mais surtout de faire sauter pratiquement.
Le bonheur d'être jury
Mais fi des difficultés, ce festival fut d'abord un grand moment de bonheur et d'optimisme sur ce que peut la création artistique pour l'augmentation de la puissance d'agir des lycéens. La plus belle surprise de ce festival est justement venue de la qualité de certains courts métrages. Je le reconnais : en acceptant d'être membre du jury, je m'attendais à un exercice professionnel, scolaire (comme corriger des copies, mais en plus plaisant tout de même). J'y allais dans la perspective de saluer des initiatives louables et maladroites : après tout, aucun des lycéens n'est en option cinéma et on ne peut légitimement attendre qu'ils fassent œuvre dès les premières tentatives. Or, ce fut bien plus que cela : les débats au sein du jury furent passionnants car les œuvres sélectionnées font véritablement vivre des moments artistiques (au sens de Nelson Goodman : en faire l'expérience vous transforme). Je crois que je peux parler sans hésitation au nom du jury : nous avons parfois pris notre pied en tant que cinéphiles. Quel bonheur de ressentir la puissance d'agir des lycéens, de voir qu'ils peuvent nous émerveiller et nous toucher à ce point, nous apprendre à nous aussi. Autant de qualités qu'on ne peut pas leur dénier a priori (c'est presque un postulat éthique pour qui aime le métier d'enseignant), mais qui, il faut le reconnaître, ont rarement l'occasion de s'exprimer dans les conditions offertes par l'institution scolaire. Oui, un adolescent de dix-sept ans est riche de questions, de perceptions et d'affections humaines profondément touchantes et enrichissantes lorsqu'elles arrivent à s'exprimer artistiquement.
On peut esquisser une hypothèse explicative : voilà des élèves qui ne produisent plus pour être notés (le « devoir » comme production scolaire à seule fin d'être noté par un enseignant qui enchaînent les copies dans la lueur solitaire de son bureau) mais pour aller parler à la sensibilité d'autres êtres humains (le court métrage comme production artistique qui finit diffusée dans un cinéma où toute une communauté vient applaudir, en geste de gratitude du don qui vient de lui être fait). Il y a là un enjeu existentiel de socialité qui donne un tout autre sens au travail et à l'effort. Car c'est encore un point qui mérite d'être souligné : les meilleurs courts métrages sont très bien finis, avec un souci du travail bien fait qui contraste avec les courts métrages bâclés qui, eux, font trop penser aux productions écrites scolaires telles qu'on les croise au quotidien.
Un moment de réflexion pédagogique
Par ailleurs, ce ne fut pas qu'un moment de cinéphilie. Sur la durée des trois jours, le festival proposait d'abord d'un rendez-vous pédagogique : nombre de conférences étaient organisées autour des questions que pouvaient poser le projet du festival sur les conditions du geste d'apprendre, sur le métier d'enseignant, etc. Souvent d'une grande qualité, ces moments permirent un échange sur les pratiques, un questionnement sur les problème, pour nous enseignants, qui se dégagent des œuvres reçus. En effet, le festival a cette vertu première et simple d'offrir un grand miroir aux enseignants, sur le mode : « regardez ce que des lycéens font et voyez dans les qualités et défauts de leurs productions les qualités et défauts de votre propre enseignement ». Véritable épreuve du réel, cette rencontre avec ce que l'École peut faire faire aux élèves est parfois cruelle pour les enseignants, mais toujours hautement instructive. C'est beaucoup plus concret que toute considération abstraite sur les vices et vertus du système éducatif. C'est beaucoup plus humble car il s'agit de penser à partir, mais surtout grâce aux élèves. Dans ce festival, les enseignants ont autant appris que les élèves : j'y ai même pensé plus intensément et plus joyeusement que dans bien des colloques universitaires. On ne peut donc que regretter que la possibilité de rencontrer des productions scolaires conçues au sein de démarches extra-ordinaires (à la lettre!) soit si rare. Cela n'en rend que plus précieuse l'existence de ce festival.
Conclusion
Le lauréat du prix (nommé « Zarathoustra », et qui est incarné en une magnifique sculpture originale de l'artiste Tiffany Vanhoeke) est un jeune norvégien, Ian Pottinger, pour « A Month at Sea ». Il met la barre très haut, mais tant mieux. À la rentrée prochaine, j'espère pouvoir montrer à mes élèves les courts récompensés cette année et leur dire : « voyez ce que d'autres élèves ont fait l'année dernière ». Cela vous a touché, questionné, dérangé, plu ? Eh bien, nous allons essayé de même de créer des œuvres qui pourront avoir semblable effet auprès d'un public dont on ne sait à l'avance combien grand il sera. Puissions-nous alors avoir le bonheur de découvrir que nombre d'autres classes auront participé (et pas qu'étrangères ! françaises aussi...) et que les moments d'échange du festival seront encore plus riches, plus divers, plus étonnants pour la troisième édition.
Sébastien Charbonnier
Professeur de philosophie à Lens