Jankélévitch ou la vertu
Article paru dans NonFiction le mardi 18 septembre 2018
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Après une belle préface de Marcel Brisebois, ancien étudiant de V. Jankélévitch, qui replace le Traité des vertus dans l’ensemble de l’œuvre du philosophe et musicologue , J.-Y. Dubé offre une clé de lecture de ce texte touffu au moyen d’une présentation claire, courte et concise. Ou il apparaît que Le Traité des vertus se lit comme un manuel de philosophie morale et une leçon d’anthropologie .
L’alternative
Son point de départ est le suivant : l’homme est confronté à la nécessité de faire des choix qui n’engagent pas seulement sa personne, et ces choix, sous leur forme la plus radicale, sont toujours des choix entre se privilégier soi-même et privilégier autrui. Le fait que ces choix soient inévitables constitue une dimension de la condition de l’homme. C’est ce que Jankélévitch appelle l’« alternative morale », à laquelle il y a deux réponses possibles : soit on reconnaît la valeur d’autrui, mais on ne remet pas en question la valeur qu’on accorde à sa propre personne, soit on s’oublie au profit d’autrui. La première solution est un compromis entre l’intérêt qu’on a pour sa propre personne et la valeur qu’on reconnaît à autrui. La seconde solution est une ouverture sans réserve à autrui, et c’est la seule solution qui soit pleinement morale.
J.-Y. Dubé explique qu’à ces deux solutions correspondent deux types de vertus : à la première attitude correspondent les vertus conservatrices que Jankélévitch appelle « vertus quidditatives ou de l’intervalle », tandis qu’à la seconde correspondent les vertus créatrices que Jankélévitch nomme « vertus quodditatives ou de l’instant ». Ce que veut montrer Dubé, c’est que « des vertus quidditatives aux vertus quodditatives se manifestent une implication plus grande de la personne et une ouverture du cœur, ce qui constitue en somme la spiritualisation de l’attitude morale. Cette spiritualisation est la logique ou ligne directrice [du] Traité des vertus » . La différence entre la justice qui n’exige pas l’ouverture spécifique de son cœur, et le pardon qui exige l’inverse, par exemple, corrobore cette analyse. Cette gradation de vertus de plus en plus incompatibles avec l’égoïsme se marque par le passage des actes vertueux, envisagés au début du livre, aux qualités de la personne, qui sont nécessaires pour que se produisent les vertus décrites et étudiées à la fin de l’ouvrage.
Dans le cadre de la philosophie de Jankélévitch, il s’agit d’une morale de l’intention. Dans quel sens ? « Sans intention, tout acte dit moral n’est qu’un acte mécanique, qu’une caricature d’un acte moral, qu’un rite sans âme ou qu’une habitude. L’intention est ce qui détermine la moralité de l’acte et de l‘agent. Une morale de l’intention est en l’occurrence le contraire d’une morale qui se réduit à appliquer des règles. Elle oblige l’homme à être un agent et à choisir, à agir avec son âme entière, à s’engager », écrit J.-Y. Dubé . Et, en effet, la vertu morale est essentiellement une intention désintéressée qui donne priorité à autrui. Mais elle est cependant toujours immédiatement confrontée à l’ego d’où elle émerge – ego qui recherche avant tout la conservation de soi. Il y a toujours en chacun une lutte entre une inclination à agir au profit d’autrui et une inclination à agir pour notre propre profit. Dès lors, l’intention cesse d’être désintéressée et disparaît aussitôt qu’elle est apparue, s’étant heurtée à l’égoïsme naturel de l’homme. Et si la personne est parvenue à s’oublier pour autrui, cet oubli ne dure que l’espace d’un instant. La vertu est alors, pour ainsi dire, une sorte d’« apparition-disparaissante ».
Jankélévitch distingue à partir de là le « Quod » de l’intention, son effectivité du « Quid ». En effet, comme l’écrit l’auteur, « Cette effectivité de l’intention ne fait cependant pas de celle-ci la vertu dans son intégralité. Si la vertu est de l’ordre de l’intention, l’intention seule n’est pas une vertu, mais une « micro-vertu » ou vertu germinale. [...] Ce qui manque à l’intention pour être pleinement vertueuse, c’est sa continuation dans l’intervalle. Sans cette dernière, la vertu se réduit à un pointillisme. La vertu est donc composée aussi d’un intervalle temporel, que Vladimir Jankélévitch exprimera par l’expression latine "quid". Le quod et le quidsont ainsi les deux dimensions de la vérité totale, qui est ici la vertu. » D’où la distinction entre les vertus quodditatives, qui se caractérisent par leur dimension instantanée et créatrice ainsi que par l‘oubli de soi, et les vertus quidditatives, qui, elles, se distinguent par leur prolongement temporel et la préoccupation de soi. Si une intention est volontaire et s’oppose par nature à tout automatisme (le réflexe, la routine, etc.), loin de la perpétuer automatiquement, le quid est le lieu où elle cesse d’exister, où le quod s’enlise. Pour réaliser la vertu, l’intention doit alors constamment recommencer, ce qui fait de la vertu un devoir perpétuel.
Dans plusieurs textes, Jankélévitch dira et répétera cette structure du devoir, qui doit sans cesse être réitéré et dont on ne peut jamais se croire quitte (il évoque souvent cette idée de façon imagée, en disant qu’on ne peut pas vivre de ses rentes en morale). Ce recommencement est pour Jankélévitch une récréation à tout instant, ce qui doit être compris « comme la perpétuation de la ferveur du cœur dans l’intervalle » . Et dans la mesure où l’intervalle est un élément constitutif et nécessaire de la vertu et qu’il consiste en même temps une difficulté à surmonter, il est ce que notre philosophe appelle un « organe-obstacle », c’est-à-dire « un moyen qui est aussi une difficulté » .
Cet incessant recommencement de l’intention que doit faire la personne pour créer la vertu, qui fait qu’on n’en a jamais assez fait, constitue le battement de la conscience morale, qui s’avère dès lors être une mauvaise conscience. Mauvaise conscience, non pas au sens où l’on aurait des remords d’avoir mal agi envers autrui ; mais une mauvaise conscience en ce sens qu’elle n’est jamais apaisée, comme durablement et bourgeoisement tranquille et satisfaite. Aussi pour J.-Y. Dubé, la vertu morale, telle que l’envisage Jankélévitch, est la solution à l’alternative morale, « en ce sens qu’elle abolit toute forme d’égoïsme en amenant la personne à chercher le bien pour autrui par-delà sa propre personne, dans le cas des vertus quodditatives, et à la fois pour autrui et lui-même, dans le cas des vertus quidditatives » .
Le cheminement du vertueux
J.-Y. Dubé suit ensuite l’exposé des différentes vertus tel que le propose Jankélévitch, principalement dans la deuxième partie du Traité des vertus. Il met en évidence la gradation par laquelle l’homme qui débute dans la vertu commence par les vertus quidditatives, par lesquelles il entame l’apprentissage de la déprise de soi, avant d’en venir aux vertus quodditatives, par lesquelles il parvient non seulement à ne plus faire de soi son centre de gravité, mais en se désinvestissant progressivement de lui-même, à aimer l’autre plus profondément que lui – dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler, avec des réserves néanmoins, l’éthique lévinassienne.
La première vertu étudiée par Jankélévitch est le courage, car « par le courage tout commence. Tout, c’est-à-dire l’ensemble des actions humaines et, en l’occurrence, les vertus. Avant le courage tout n’est que spéculation. Le courage est ainsi le passage du seuil du réel, l’aventure, ce qui nous introduit dans la vie » . Cette étude des vertus particulières, si elle suit une progression dont l’auteur met en évidence la logique, est aussi l’occasion de réflexion sur des problèmes relatifs à certaines vertus dans la tradition. Ainsi, dans l’étude de la sincérité, Jankélévitch établit un certain nombre de distinctions conceptuelles. « Pour que la sincérité puisse parvenir à cette fin, elle ne doit pas elle non plus, se réduire à dire ou réaliser littéralement la vérité ; elle doit être distinguée de la franchise naïve et de la franchise spinale. La sincérité doit dire ou réaliser la vérité en tenant compte des circonstances et de la conjoncture dans lesquelles se trouve autrui. Son but doit consister tout d’abord à respecter autrui, et non pas à dire la vérité. » .
Ainsi, contre Kant interdisant le mensonge, Jankélévitch en fait un devoir dans certains cas, ainsi lorsque la vertu impose de mentir aux policiers qui viendraient traquer des Résistants ou des Juifs pendant l’Occupation. De même, le pardon ou la tolérance sont questionnés par le philosophe moral qui veut éviter d’être moralisateur. La pardon, par exemple, est ainsi vu comme le sacrifice d’un rapport juridique à un rapport d’amour – d’où l’éventuel reproche d’injustice qui peut lui être adressé .
L’humilité, de son côté, conditionne la possibilité d’une solution définitive à l’alternative morale. Elle consiste essentiellement en un oubli radical de l’ego. Pour atteindre le cœur de cette vertu, Jankélévitch la distingue successivement de la honte qui rejette l’ego dans l’angoisse à l’occasion d’une faute (tandis que l’humilité se sent coupable en général), du remords qui expie une faute particulière (tandis que l’humilité expie une culpabilité diffuse). L’humble cherche à s’effacer et est celui qui se veut égal à autrui, ou inférieur à autrui. Dans ces conditions, ce qui préoccupe principalement l’humble est la négation de soi et, secondairement, par ricochet, l’affirmation d’autrui. On voit alors bien en quoi son rôle est fondamental dans le cheminement de la vertu. « Bien qu’elle ne soit pas encore la charité, écrit l’auteur, l’humilité en est pourtant ses prolégomènes négatifs, car ce n’est pas simplement l’ego qui est nié, mais aussi l’égoïsme. L’humilité est une ouverture à autrui et au monde en général. Elle ne peut pas être non plus la complaisance de sa pauvreté et de sa médiocrité, ce qui serait encore une façon de s’occuper de soi [...]Le désintérêt pour l’ego est en l’occurrence un désintérêt pour ses droits. Pour l’humble, tout le monde a des droits sauf lui. Bien qu’il sache en fait qu’il possède des droits, il agit comme si ces derniers n’existaient pas » . Et ce rejet de la complaisance est le centre organisateur de la vie morale en même temps que sa condition de possibilité : sans lui, il n’y aurait que des agrégats de vertus, sans que soit possible une vie morale unifiée et cohérente.
Si l’humilité rend possible une vie morale cohérente, c’est l’amour qui achève ou parachève la vie morale. Il recouvre toutes les vertus dans la mesure où il est à la fois courageux, fidèle, sincère, humble, juste, etc. Aussi la morale de Jankélévitch est-elle une morale de l’amour plus qu’une morale du seul devoir. Toutefois, l’amour, s’il va jusqu’au bout, peut consister à donner sa vie pour l’aimé. Or si l’aimant donne sa vie, il n’est plus, donc ne peut plus aimer et se donner. Aussi doit-il aimer, tout en continuant à vivre, à exister, donc en limitant nécessairement un amour qui, par essence, se refuse à toute limite. On est en face de l’un des nombreux paradoxes de la morale de Jankélévitch – paradoxes qui révèlent non l’insuffisance ou la légèreté de la réflexion du philosophe, mais son souci de s’ancrer dans un réel qui n’est pas réductible à la logique ou au principe du tiers-exclu. Aussi contradictoire que cela apparaisse, l’existence est l’organe-obstacle de l’amour, puisque l’aimant doit exister pour aimer, mais que le souci de son existence se manifeste comme essentiellement incompatible avec l’amour.
Ce livre, fidèle en cela à la pensée du philosophe qu’il entend restituer, est plein de nuances et d’humilité. En choisissant d’explorer une parcelle seulement du vaste territoire philosophique dévoilé par Jankélévitch, il se donne les moyens de mener à bien sa tâche, sans se perdre dans le ressassement de lieux communs sur une pensée d’un auteur plus souvent évoqué, ou pris comme caution intellectuelle, que véritablement lu. L’analyse qu’il en propose ouvre et invite à une découverte ou à un arpentage précis de la pensée de Jankélévitch, en même temps qu’à la prise de conscience de l’omniprésence du champ moral dans nos existences.