Cet essai part de la nécessité de mettre en rapport l’articulation de l’éthique et de la politique levinassiennes avec les « philosophies sociales » plus ou moins explicitement présentes dans son œuvre. Seront ainsi convoqués les concepts d’exclusion et de biopolitique chez Foucault, le concept de culpabilité originaire de Heidegger, la lecture féministe de Levinas et le travail comme autoproduction chez Marx. La recherche d’une « politique faible » qui serait, pour une part, présente au cœur même de la philosophie de Levinas, à savoir dans son éthique de la vulnérabilité, et qui, pour une autre part, rendrait justice à la vulnérabilité de la subjectivité éthique vis-à-vis de l’histoire et de la société, sera l’occasion de reprendre, dans un deuxième temps, deux pensées contemporaines de l’action politique : l’ontologie faible de Giorgio Agamben et la tentative de Judith Butler de surmonter le schisme entre l’action et la dépendance.
L'auteur : Jan Bierhanzl est chercheur à l’Académie des sciences de la République tchèque et enseigne la philosophie à l’université Charles de Prague. Après avoir consacré sa thèse de doctorat au problème de la signifiance éthique chez Levinas, il tente depuis une articulation éthico-politique de l’action faible.
Prologer la pensée lévinassienne
A travers la catégorie d’« action faible », Jan Bierhanzl tente d’articuler l’éthique et la politique de Levinas, dans un dialogue constructif avec d’autres pensées.
Professeur de philosophie et spécialiste de la philosophie lévinassienne, Jan Bierhanzl propose « d’articuler la subjectivité éthique levinassienne à ses déterminations historiques, économiques et sociales en vue d’une pensée philosophique de l’action » . Et il nomme « action faible » la difficile articulation de la sphère de l’éthique (qui comme telle est inarticulable) à la sphère de la politique que Levinas appelle aussi la « justice ». Après avoir rappelé l’incommensurabilité de l’éthique à la politique dans la pensée de Levinas , l’auteur évoque la tension liée à l’action. Dois-agir « pour-l’autre », de façon éthique, c’est-à-dire en réalité en refusant toute action politique qui ferait perdre son absoluité à mon geste éthique, ou bien dois-je m’engager politiquement ? Si je m’engage en politique, je remplis mes devoirs à l’égard des autres (des tiers), alors que si j’en reste à l’éthique, c’est envers autrui (l’Autre) que je suis obligé. Aussi comme le dit l’auteur, « Dans cette optique, l’éthique et la justice apparaissent comme exclusives l’une de l’autre » . Dans un livre qui devrait stimuler les recherches dans le milieu des études lévinassiennes.
Des voisinages plus ou moins habituels : d’autres pour penser avec Levinas
Un des grands intérêts de ce livre est le dialogue qu’il orchestre entre Levinas et certains penseurs. S’il n’est pas très étonnant de voir mis en rapport la pensée de Levinas avec celle de Bloch, puisque ce dernier est explicitement par Levinas en diverses occasions que sa philosophie est l’objet de textes de Levinas, le point sur lequel Jan Bierhanzl insiste est celui de la proximité de la pensée de Levinas et de l’utopie qui permet de penser quelque chose comme un « au-delà » de la mort. Il met en avant, contre Heidegger, que Bloch traite de « petit-bourgeois » la pensée de Bloch de l’utopie. Bloch dit qu’il prend le risque de « rêvasser », de rêver sur des possibles, alors qu’Heidegger rejette l’utopie comme un « pur souhait ». Bloch veut faire advenir une vie meilleure, et il est prêt pour cela à prendre des risques, tandis qu’Heidegger se cantonne aux limites qu’il donne à un réel intangible et inchangeable. Les conceptions de la mort de ces deux auteurs diffèrent consécutivement du tout au tout. Là où chez Heidegger, la mort est l’horizon ultime de toute action, Bloch pense l’œuvre comme renoncement à être le contemporain de l’aboutissement de son action .
Moins habituelle est la mise en rapport de la lecture de textes marxiens par Levinas, en particulier dans Totalité et infini et celle de Kosik, penseur marxiste tchèque, dans sa Dialectique du concret. La façon pour le moi de vivre dans « l’existence économique » naturelle et égoïste, antérieure à la rencontre avec le visage, permet de dépasser l’insécurité de l’immédiateté de la jouissance en possédant. Dans ce moment de la phénoménologie lévinassienne, le moi vit d’éléments dont il dépend et jouit. Mais il n’a aucune assurance de la durée de sa jouissance. Il craint les lendemains. Cette inquiétude incite le moi de la jouissance immédiate à se construire une habitation. Ce mouvement de prise de possession des choses et de transport dans la maison constitue ce que Levinas appelle « le travail ». Avec le travail on ne se saisit plus seulement d’éléments, mais de choses. Comme l’écrit J. Bierhanzl : « Levinas reprend ainsi à sa façon la thèse marxiste de la primauté de l’économie, à condition bien sûr de la comprendre de manière appropriée – ce qui voudra dire (pour citer à nouveau le marxisme phénoménologique de Kosik) que « la primarité de l’économie ne dérive pas d’un degré plus élevé de réalité de certain produits humains, mais de la signification première de la praxis et du travail dans l’élaboration de la réalité ». Mais la proximité de l’anthropologie de Totalité et infiniavec celle de Marx ne s’arrête pas là, puisque Levinas partage également avec ce dernier la conviction selon laquelle le travail a une signification décisive pour l’établissement de la différence anthropologique. Selon l‘anthropologie développée dans Totalité et infini, en effet, seul un être travaillant et économique est capable de se libérer de la nécessité de l’élément et de maîtriser ainsi l’avenir auquel le moi de la jouissance se heurtait comme à un souci du simple lendemain et donc comme à un avenir imprévisible, et d’accéder par conséquent à toute la tridimensionnalité du temps humain » . La différence entre Kosik et Levinas est que pour ce dernier, le travail est une condition nécessaire et non suffisante pour la constitution d’une humanité véritable. Levinas comme le Marx des Manuscrits de 1844 a un type de questionnement particulier qui consiste à demander dans quelles mesures les œuvres révèlent leur auteur et dans quelle mesure on est en droit d’accorder à tout producteur une faveur largement accordée aux artistes, à savoir pouvoir se réaliser dans son œuvre. Prolongeant l’analyse, l’auteur montre que c’est la vie politique qui est responsable de la rupture de l’homme avec lui-même, du fait, donc, que tout travail ne soit pas à même de révéler son producteur. C’est même, plus précisément, l’Etat qui agit de telle sorte que les œuvres, au sens de productions, qui sont originellement miennes, me reviennent étrangères à cause des nécessités économiques. Comme l’écrit Levinas dans Totalité et infini : « A partir de l’œuvre, je suis seulement déduit et déjà mal entendu, trahi plutôt qu’exprimé ».
Très surprenante, en revanche, mais rapidement justifiée avec une précision qui emporte la conviction – et l’enthousiasme – est la lecture que Jan Bierhanzl propose de textes de Levinas qui rejoignent en un certain point l’œuvre de Foucault. L’auteur met en lumière la proximité entre le premier Foucault et le dernier Levinas qui conçoivent, chacun à leur façon, l’action politique en tant qu’exclusion nécessaire. L’auteur rappelle également leur intérêt pour les expériences sans sujet : le bruissement anonyme de l’il y a chez Levinas et l’épreuve impossible de la folie chez Foucault, ainsi que l’importance des expériences et du non-sens dans l’instauration du social par l’acte politique . On peut avoir l’impression que la thématique de l’exclusion, centrale chez Foucault, est absente de chez Levinas. Mais dans Autrement qu’être, l’exclusion est présente sous la forme de l’exclusion du discours subversif dans la formation discursive . Le Dit est toujours au bord de la trahison du Dire à cause d’une prétention à une totalité du sens qui absorbe, ou qui rejette, son extérieur . Comme l’explique Jan Bierhanzl : « cette exclusion de la folie par le dernier Levinas peut être interprétée comme exclusion du bruissement anonyme de l’il y a pour rendre possible le social rationnel, et qu’elle est même accompagnée d’une autre exclusion, celle de la signifiance éthique de l’un-pour-l’autre » . En fait, comme l’observe précisément J. Bierhanzl, Foucault et Levinas ont en commun une forme de scepticisme à l’égard du discours philosophique « qui ne peut se constituer comme tel qu’au prix d’une exclusion de ce qui sera désormais son extérieur, une exclusion que Levinas appelle parfois « trahison ». Mais cette trahison est en vérité nécessaire à la traduction de l’éthique en politique » . Dès lors, Foucault et Levinas semblent concevoir l’action politique comme une véritable exclusion, c’est-à-dire une trahison de l’éthique : la décision politique qui institue le social est corrélative d’une forme de violence et de la conscience d’une exclusion. De cette conclusion, l’auteur conceptualise l’action faible comme réponse à cette injonction à agir politiquement – donc à trahir l’éthique – sans avoir bonne conscience. Penser l’action faible, c’est alors exister avec une culpabilité originaire et agir tout en sachant qu’on est toujours coupable d’avoir choisi d’agir et donc qu’on est toujours déjà porteur d’une violence inévitable à l’égard de l’autre, qu’on a toujours déjà trahi la pureté éthique du « pour-l’autre » au profit du tiers .
Pertinence de Levinas : Levinas pour penser avec d’autres
Ce qui marque également l’originalité de ce livre, c’est la façon qu’a l’auteur non seulement d’approfondir la pensée de Levinas au moyen d’éclairages novateurs, rigoureusement argumentés et limités, mais également d’éclairer d’autres pensées – ou des œuvres – par la pensée de Levinas. Ainsi le deuxième chapitre est-il le développement de l’idée que le film des frères Dardenne, L’Enfant (2005), peut être vu comme l’illustration de la thèse lévinassienne selon laquelle la fécondité et le pardon sont les deux seules manières de réaliser l’au-delà du possible.
Dans le dernier chapitre, l’auteur se demande quels sont les sujets de la politique sous forme d’action faible. Il envisage, pour répondre à cette question, les analyses de G. Agamben. Ce dernier pense que ce ne sera plus ni le travailleur ni le producteur, ni l’homme, le citoyen ou le peuple souverain. Parce que les droits de l’homme sont pensés comme inaliénables et que cela a été mainte fois problématique, Agamben soutient que le destin des droits de l’homme est lié à celui de l’Etat-nation et donc qu’ils sont voués à tomber en désuétude. Il veut penser la nation et le territoire avec le concept de « réfugié », qu’il trouve plus pertinent dans son rapport avec l’Etat. Et plutôt que d’attribuer des droits au réfugié, il faut que l’Etat fasse prendre conscience au citoyen européen ordinaire dans quelle mesure il est également lui aussi un réfugié . Agamben relit ici Arendt, qui montre que les droits de l’homme sont, de fait, inséparables des droits du citoyen, comme l’atteste l’exemple des apatrides ou des dénaturalisés devenus sans droits. Sur cette base, Jan Bierhanzl reprend l’analyse d’Agamben qui montre comment, dès leur genèse, les droits de l’homme sont liés à la souveraineté de la nation et à la « vie nue » : la nation est porteuse de la souveraineté et constituée de ce qui est né. La déclaration de 1789, telle que l’analyse Agamben, inaugure la biopolitique moderne. Or dans cette nation, les droits divisent les hommes entre citoyens actifs et passifs, ce qui est conforme au biopolitique qui détermine des exclusions, mais contraire à l’idée même de démocratie. On en arrive au constat inquiétant que l’homme qui a perdu toute autre caractéristique que le simple fait d’être un homme, comme celui à qui on enlève la nationalité, plutôt que de demeurer un être pourvu de droits, devient un être qui n’a pas le droit aux droits : autrement dit, selon Agamben, il se trouve réduit à la « vie nue », par opposition à la « vie politiquement instituée ». Or dans Rassemblement, J. Butler critique la théorie du politique d’Agamben, qui aurait tendance à réduire la vie privée de droits au simple fait d’être et l’exclut ainsi de la sphère politique. Elle écrit ainsi : « même une vie privée de droits fait partie de la sphère du politique et ne se réduit pas au simple fait d’être : elle est même, souvent, une vie de colère, d’indignation, de résistance et de soulèvement. Pour être en dehors des structures légitimes et établies, on n’en est pas moins saturé de relations de pouvoir, et cette saturation doit être le point de départ d’une théorie du politique qui intègre les formes dominantes et les formes assujetties ». Et à la suite d’Arendt, Butler insiste sur le fait que même lorsque la sphère publique est définie par leur exclusion, les personnes qui n’ont pas le droit aux droits agissent. Elle écrit ainsi : « la légitimité du droit d’avoir des droits ne dépend pas d’organisations politiques existantes. Comme l’espace de l’apparaître, le droit d’avoir des droits précède toutes les institutions politiques qui pourraient codifier ou garantir ce droit ; en même temps, elle ne découle d’un ensemble naturel de lois. Ce droit naît quand il est exercé, et exercé par des personnes qui agissent de concert, en alliance » . Et elle en donne des exemples : quand des travailleurs sans-papiers se rassemblent dans la rue alors qu’ils n’en ont légalement pas le droit, quand des squatteurs en Argentine revendiquent des bâtiments pour exercer le droit à un abri vivable, mais aussi lorsque des citoyens manifestent alors que la manifestation est interdite.
Mais ce qui sépare Butler d’Arendt, c’est que pour Arendt les sujets du politique agissent pour autre chose que leur corps. Ils ont un corps pourvu de besoins à satisfaire pour vivre, mais le but de la politique est au-delà, comme séparé de la sphère privée dans laquelle sont gérés les besoins du corps. En revanche, pour Butler, « aucun objectif politique ne peut être séparé de la reproduction juste et équitable des conditions de vie elles-mêmes, qui incluent l’exercice de la liberté » . Autrement dit, le concept de base de la pensée politique de Butler n’est plus la parole ou l’action, mais le « rassemblement » . L’exposition de nos corps dans l’espace public est à la fois le fondement et la fin de la politique, ce qui remet en cause la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Or c’est précisément sur ce point qu’est intéressante la réflexion de Levinas et ses analyses. Si cette exigence de porter les besoins du corps sur la place publique est liée dans l’analyse de Butler à la précarité de la vie, c’est parce que notre condition est celle de la précarité et de la vulnérabilité. Et, consécutivement, l’action ne peut avoir lieu que s’il existe des conditions matérielles qui la soutiennent. Et Levinas nous fournit un bel exemple de ce conditionnement matériel de l’action en faisant du logement une condition nécessaire au travail. Car en effet, rappelons-le, selon ce dernier dans Totalité et infini, l’homme dans la jouissance est confronté au fait que les éléments pourraient lui manquer le lendemain. Et l’activité qui permet de dépasser l’insécurité du lendemain de la jouissance, de différer le remplissage immédiat des besoins, et ainsi de transformer les éléments en choses et la nature en monde – c’est le travail. Or ce dernier a aussi une condition, la demeure, qui nous protège des éléments et nous permet de faire des stocks. La maison constitue la condition du travail comme transformation active de la nature en monde humain.
Au terme du cheminement philosophique de son livre riche, dense, et par de nombreux côtés novateur, Jan Bierhanzl peut livrer au lecteur une définition de l’action faible : « l’action faible ainsi comprise n’est ni éthique ni politique ; elle articule bien plutôt ces deux sphères d’une manière performative – à chaque fois neuve – en fonction de situations de précarité historiques, économiques et sociales. Les sujets de ces actions faibles sont dès lors à concevoir eu égard à leur seule non-fondation commune, c’est-à-dire eu égard à la précarité qu’ils partagent et à leur capacité à se soutenir mutuellement et à agir de concert dans cette précarité où ils ne bénéficient pas nécessairement du soutien qui conditionne usuellement l’action ». A l’aide de cet outil, on peut dès lors s’attacher à la tâche de penser, en dehors des sillages de la philosophie politique classique, l’engagement politique qui serait celui d’un homme toujours déjà conscient d’avoir failli quelque part, en quelque moment, à l’impossible (éthique) auquel il était tenu.