Philosophie

La laïcité à la française en crise selon Pierre Merle

Article paru dans le Café Pédagogique http://www.cafepedagogique.net

Pierre Merle : La fausse laïcité à la française  

 

"La France, pays des droits de l'Homme, a une législation d'exception : la laïcité scolaire se construit contre la liberté". Le sociologue Pierre Merle analyse le glissement législatif opéré en 2004. Il le confronte aux accords internationaux de la France et aux textes fondateurs de sa démocratie : déclaration des droits de l'Homme, constitution. En négation avec ces fondamentaux, " les grands principes juridiques, nationaux et internationaux, sont progressivement oubliés, l'ignorance préférée à la connaissance". Pierre Merle interroge : "D'où peut naître une ère nouvelle si ce n'est en s'inspirant des exemples réussis de laïcité scolaire et en respectant les textes juridiques fondateurs des démocraties et de la République ?"

 

 Le modèle de la laïcité « à la française » connaît une double crise. D'une part, il n'a pas apporté la paix scolaire attendue dans les collèges et lycées où les tensions subsistent et où apparaissent de nouveaux « signes ostensibles » d'appartenance religieuse (les jupes, noires et longues, font désormais courir le risque de l'exclusion scolaire…) ; d'autre part, ce modèle, source de polémiques, fait l'objet de surenchères : interdiction du port du voile dans les universités, suppression des menus de substitution dans les cantines scolaires et, plus surprenant encore, une proposition d'interdire l'islam par le maire de Venelles, ex UMP, désormais membre du parti des Républicains.

 

De la laïcité de liberté à la laïcité d'exclusion

 

Pour comprendre les fondements d'une telle crise, il faut - préalable classique et souvent oublié - trouver une définition de la laïcité susceptible de faire consensus. L'histoire, la philosophie, la sociologie, la science politique… sont toutes prêtes à apporter généreusement leur concours, mais leur lumière présente un intérêt limité tant les définitions sont pléthoriques, divergentes, et débouchent trop souvent sur des embrouillaminis stériles. Chaque discipline fait toutefois référence à la République et à ses valeurs, et semble oublier, dans le même temps, un des fondements central de la Cité : la constitution, les textes de loi, la jurisprudence, les traités internationaux. Que nous apprennent-ils ?

 

Dans la Constitution de 1958, la laïcité occupe une place cardinale : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » (Art. 1er). Aucun des protagonistes des polémiques sur la laïcité n'a remis en cause la constitution française. Cette conception de la laïcité - O miracle ! - est donc consensuelle. Il reste à définir empiriquement « l'égalité devant la loi » en matière de religion et ce que signifie « respecter toutes les croyances ».

 

Les traités internationaux et la jurisprudence apportent des approfondissements incontournables sur la notion de laïcité scolaire et sur les liens qu'elle entretient, irréductiblement, avec la liberté de conscience et la liberté religieuse. En 2004, Bikramijt Singh, lycéen sikh, a été exclu de son établissement scolaire pour avoir refusé d’ôter son turban. En 2008, il a saisi le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU qui, dans un avis daté de novembre 2012, a estimé que l’État français n’a pas apporté la preuve que le lycéen sanctionné, en n’ôtant pas son turban, aurait porté atteinte « aux droits et libertés des autres élèves, ou au bon fonctionnement de son établissement ».

 

Le Comité a estimé aussi que son renvoi de l’école publique « a constitué une punition disproportionnée, qui a eu de graves effets sur l’éducation à laquelle il aurait dû avoir droit en France ». L’ONU indiquait aussi que l’exclusion de Bikramijt Singh constituait une violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont la France est signataire. Le droit international valide une conception de la laïcité scolaire qui, conformément à la constitution française, respecte les signes ostensibles de religiosité, c'est-à-dire les autorise plutôt que de les proscrire. Paradoxalement, dans son unique article, la loi de 2004 interdit le port des signes ostensibles d'appartenance religieuse. Le respect de toutes les croyances, central dans la constitution de 1958, le droit international et sa jurisprudence, a été remplacé par son contraire : l'interdiction.

 

La loi de 2004 est contraire aux droits de l'Homme

 

La loi de 2004 contrevient aussi à la Convention européenne des droits de l’homme. Celle-ci mentionne que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (…) ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé » (Art. 9). Récemment, en juillet 2014, dans un jugement relatif à l’interdiction en France de la burqa et du niqab, la Cour européenne des droits de l'homme indiquait « qu’un État qui s’engage dans un tel processus législatif [de restriction de la liberté religieuse] prend le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance ». La laïcité scolaire « à la française » semble échapper de moins en moins à cette pente glissante de l'intolérance…

 

Faut-il aussi rappeler que l'article 9, déjà cité, de la Convention européenne des droits de l’homme est une reprise, mots à mots, de l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ces deux références juridiques majeures ont contribué à une conception européenne pacifiée de la laïcité. En Allemagne, au Danemark, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Espagne, en Grèce, en Suisse… – cette liste n’est pas exhaustive –, le port d'un voile par des élèves de confession musulmane est admis dans les établissements publics.

 

La France sous une législation d'exception

 

La France, pays des droits de l'Homme, a une législation d'exception : la laïcité scolaire se construit contre la liberté. Loin de faire sortir la religion des écoles, l'interdiction ne fait que l'exacerber et, plus inquiétant encore, favorise son extension dans les écoles privées confessionnelles peu soucieuses de laïcité ( )(1). Les élèves sont des individus dotés d'identités multiples - sociale, ethnique, linguistique, genrée, religieuse… - et ne seront jamais des clones interchangeables. Penser que l'école et l'enseignement peuvent faire table rase de la diversité des cultures et des singularités biographiques constitue une négation de la richesse de la nation française, un retour mythique et tragique à nos ancêtres les gaulois…

 

En France, les grands principes juridiques, nationaux et internationaux, sont progressivement oubliés, l'ignorance préférée à la connaissance. La polémique n'a cure des idées. Elle se réduit à des tactiques politiciennes, des surenchères de branquignols et des calculs électoraux pathétiques réalisés par ceux-là même, les représentants du Peuple et les élites politiques, qui devraient s'élever au-dessus de la mêlée.

 

Dans une France où le mot laïcité est défiguré pour servir d'étendard, où les leaders politiques substituent le calcul à la pensée, où les discours de rejet de l'autre l'emportent sur la tolérance, les logiques d'interdiction et d'exclusion s'alimentent aveuglément de leurs propres échecs. D'où peut naître une ère nouvelle si ce n'est en s'inspirant des exemples réussis de laïcité scolaire et en respectant les textes juridiques fondateurs des démocraties et de la République ?

 

Pierre Merle, professeur de sociologie,

ESPE de Bretagne et Université Européenne de Bretagne

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